La numérisation des moyens et des plateformes des Armées génère des volumes massifs de données, émises par les humains comme par des sources techniques automatisées. Néanmoins, pour conférer un avantage opérationnel, voire stratégique, ces données doivent être préparées, triées et traitées, sous peine de créer une surcharge informationnelle et cognitive, que ce soit au niveau du combattant individuel ou des états-majors. Aussi, l’emploi d’algorithmes aux bons échelons peut améliorer la prise de décision en filtrant la masse croissante de données collectées, et en construisant une meilleure vision de la situation. L’usage de ces nouvelles technologies vient accroître la capacité des combattants à agir de manière collaborative et coordonnée grâce au partage d’informations en temps réel, la mise en réseau de tous les échelons et l’utilisation de l’internet des objets et du cloud. L’association d’un internet des objets militaires (IoMT) à une structure de C2 augmentée par l’IA permettra d’accélérer la collecte de données en temps réel, l’échange d’informations entre les unités et la coordination des opérations.
Combinés aux capacités humaines de décision, les algorithmes « d’intelligence artificielle » deviennent « intelligence (humaine) augmentée (par la machine) » et peuvent donner un avantage décisif aux niveaux stratégique, opérationnel et tactique. L’Intelligence augmentée (IA) peut décupler les capacités des postes de commandement (PC) à traiter des masses de données et en extraire des tendances non décelables à l’œil humain ou des informations précises noyées dans cette masse. À terme, l’IA doit pouvoir permettre de réduire les effectifs et la taille des PC les rendant plus furtifs, agiles, mobiles et réactifs. Reposant sur une architecture de connectivité dédiée au traitement de données massif, l’IA devrait également permettre de proposer au commandeur des options basées sur l’analyse des données disponibles en un temps record permettant de passer de la connaissance à l’anticipation plus rapidement.
Si l’IA ne pourra jamais faire preuve d’une intention initiale, prérogative d’un être pensant, elle va certainement transformer l’exercice du commandement. Sa capacité à traiter les informations en temps quasi réel, à appliquer des modèles qui s’auto-enrichissent, va permettre de l’intégrer de plus en plus dans le processus d’élaboration des décisions. Cette intégration peut cependant poser des problèmes majeurs, à commencer par la dépendance du commandement à ce type de solutions et la perte de relative de capacité à décider dans l’incertitude en cas de dysfonctionnement ou de destruction. Mais il faut également tenir compte de l’incapacité de l’IA à innover ou à proposer des chemins de rupture, reposant, par construction, sur des données passées et sur l’application de modèle statistiques, certes très évolués (machine learning). Un système C2 « dopé à l’IA » peut néanmoins devenir un avantage opérationnel décisif, une fois l’équilibre trouvé entre le maintien d’une capacité humaine d’analyse et de décision – et donc la prise de risque inhérente – et l’accélération de la boucle OODA (Observe, Orient, Decide, Act). De même, sur un plan plus technique et pour être réellement efficace, l’IA employée par tous les niveaux de commandement (stratégique, opératif, tactique) devra intégrer une composante explicative, pour que les solutions ou préconisations issues des systèmes puissent faire l’objet d’une remise en cause et d’une analyse humaine pour affiner les analyses et options proposées. L’acculturation des niveaux de commandement à la compréhension et la bonne utilisation de l’IA comme outil d’aide à la décision sera un enjeu essentiel pour en tirer pleinement profit.
Les premiers retours d’expérience de l’Ukraine montrent également l’importance d’élaborer une doctrine C2 multidomaine (MDC2) qui prenne en compte les apports du civil, notamment pour la partie réseau, à l’exemple du réseau satellitaire Starlink dans la résilience des communications ukrainiennes. Mais cette imbrication civil/militaire va plus loin également dans les relations avec la population civile, comme par exemple, l’apport de l’écosystème logiciel dans le développement d’applications de renseignement – ce qui pose le problème de la distinction civil/combattant – mais également le développement d’applications de « protection civile » et d’alerte. Pour l’Alliance atlantique, le défi sera aussi d’harmoniser les différents MDC2 nationaux pour développer un processus décisionnel efficace, permettant de partager de l’information rapidement. L’IA générative, capable de synthétiser des masses de données hétérogènes pour proposer des options au commandement, pourrait être une piste pour pallier la complexité croissante de ces MDC2 interconnectés, que la croissance exponentielle de la masse de données et l’accélération de la boucle OODA risquent de paralyser.
Conséquence de la numérisation massive des plateformes et équipements, aux échelons tactiques, la problématique de la bande passante nécessaire aux transferts des données se pose déjà et au-delà ouvre celle des capacités de calcul nécessaires à les utiliser. Pour réduire les flux transférés, les Armées et les industriels vont devoir embarquer plus de puissance de calcul dans les véhicules et les systèmes tactiques, afin de précéder à certains traitements en local. Face à l’accélération du tempo des opérations, l’IA conférera aux échelons tactiques un avantage décisif par la possibilité de déporter une capacité d’analyse au plus près et donc d’accélérer le cycle du ciblage (Find, Fix, Track, Target, Engage, Assess) par l’automatisation de certaines fonctions. Toutefois, il faudra concevoir ces systèmes d’IA de manière « distribuée » pour en assurer la capacité à fonctionner de manière autonome, sinon les avantages théoriques seront décorrélés des réalités du terrain.
En cas d’engagement majeur, l’accélération de la boucle OODA et les MDO ont des implications pour la chaîne de commandement que la période post-guerre froide avait conduit à quelque peu oublier. Pour l’ennemi, la destruction ou la neutralisation des PC est un objectif prioritaire et comme on le voit en Ukraine, atteignable – que ce soit par des actions tactiques ou stratégiques. Autre rappel du conflit actuel, l’importance de la guerre électronique (EW), de la localisation, du brouillage et – en défense – de la réduction de la signature électromagnétique. L’agilité physique (mobilité) et technique (discrétion électromagnétique) des PC doit donc être bien prise en compte pour ne pas que la numérisation de ces PC devienne facteur de vulnérabilités sur le champ de bataille. Afin d’accélérer la durée de mise en place des moyens SIC tout en maintenant un silence électromagnétique le plus longtemps possible, certaines technologies peuvent être utilisées, telles que le Li-Fi (Light Fidelity), testé en exercice durant la phase 4 de l’exercice Orion.
La guerre en Ukraine met également en évidence le rôle important de la cyberdéfense dans un engagement majeur, que ce soit pour les aspects purement militaires, les infrastructures critiques et même pour les particuliers. Pour maintenir les fonctions de commandement essentielles et soutenir les infrastructures civiles encore en place, la cyberdéfense moderne doit être plus agile, afin de basculer les architectures SIC de temps de paix en mode “temps de guerre” plus rapidement.